“Responsable et fautif“ : le jugement dans le procès Jonckheere – Eternit est une victoire et une étape importante
Nous savons bien, dans le fond, qu’une victoire judiciaire n’efface pas les peines et ne fait pas revivre les morts. Mais au moins justice leur est rendue ainsi qu’à leurs proches.
Tout était difficile, lent, long dans ce procès. C’était un des premiers, à notre connaissance du moins, après celui que Luc Vandenbroucke avait jadis intenté à un autre employeur pour le mésothéliome qui l’a emporté en 1999.
Rétroactes
Françoise van Noorbeeck - Jonckheere, une habitante de Kapelle-op-den-Bos, est décédée en 2000 d’un cancer de la plèvre, le mésothéliome, causé par de l’amiante. Son mari, Pierre, qui avait travaillé chez Eternit pendant des années, était décédé en 1986 lui aussi de cette même maladie. Lui était une victime professionnelle. Elle une victime « environnementale », contaminée par la pollution provoquée par l’amiante.
Eternit avait proposé une transaction à Françoise Jonckheere/Vannnorbeeck. 42000€, le prix d’une vie. Elle l’avait refusée. Pas seulement pour ce montant qu’elle jugeait dérisoire mais aussi pour le silence dans lequel elle serait obligée de se tenir. Combien d’autres victimes ayant travaillé chez Eternit ou ayant vécu proche de l’entreprise étaient ainsi clouées au silence et privée de Justice?
Si les victimes professionnelles étaient indemnisées par le Fonds des Maladies Professionnelles (FMP), à l’époque les victimes environnementales n’avaient aucune indemnisation pour ce dommage (le Fonds amiante n’existait pas encore), mais surtout parce que elle avait appris que cette pollution avait aussi atteint toute sa famille, et menaçait donc ses cinq fils. Elle était en colère, elle voulait faire établir publiquement la responsabilité fautive de la société et ne voulait pas se taire. Elle jugeait une transaction malvenue. Avant de mourir, Françoise Jonckheere/ Vannorbeeck avait donc attaqué l’entreprise en justice en dommages et intérêt, dans une procédure civile.
Après son décès en juillet 2000, ses cinq fils ont poursuivi l’action. Dans le même objectif c’est-à-dire, au-delà d’obtenir un dommage moral pour le décès de leur mère, obtenir la reconnaissance de la responsabilité fautive de l’entreprise multinationale.
Avant l’issue de l’action, deux des cinq fils de Pierre et Françoise Jonckheere sont à leur tour décédés d’un mésothéliome, à l’âge de 43 et 44 ans.
Les arguments
Dans sa défense, Eternit ne contestait pas sa responsabilité. Il était clair pour tous que c’est l’amiante utilisé par l’entreprise qui a causé la maladie de Françoise. Mais la société invoquait d’une part la prescription, c’est-à-dire que le type d’amiante qui a causé son décès était assez ancien, et que la contamination de la victime remontait donc à une époque telle que la prescription (de vingt ans) devait s’appliquer. D’autre part, la plaignante (via son avocat), reprochait à la société d’avoir continué à utiliser de l’amiante alors qu’elle savait déjà que le produit est cancérigène : l’entreprise répondait en invoquant sa connaissance insuffisante de ces dangers , les controverse scientifiques, l’absence de preuves à l’époque. Il ne pouvait donc être question d’une faute, comme la plaignante le prétendait.
Le jugement
Après une longue attente, après expertise et échange d’argumentations entre avocats, le jugement a été rendu le lundi 24 novembre 2011 par le tribunal de première instance de Bruxelles, rôle néerlandais.
Le tribunal a jugé qu’Eternit est responsable et fautive. Le tribunal établit clairement la responsabilité de l’entreprise : il rejette la prescription invoquée par la défense, en disant que la victime a été contaminée jusqu’à son départ de la région en 1991 et pas seulement par de l’amiante ancien. Et il estime en outre que la prescription ne peut courir tant que la victime ignore son mal.
De plus, le tribunal juge que la société a commis une faute et rejette en des termes particulièrement sévères ses arguments de défense. Il relève qu’Eternit Belgique faisait partie d’un réseau bien organisé en lobbying au niveau international, pour minimiser ou cacher les dangers de l’amiante alors qu’il les connaissait. Pour le mésothéliome, dont Françoise fut victime, cette connaissance remonte aux débuts des années soixante. Le tribunal valide ainsi l’important travail historique effectué par les avocats de la plaignante, et du reste par d’autres avocats, associations et chercheurs en Europe et dans le monde. En écartant les dangers de l’amiante de la connaissance publique écrit le jugement, ce lobbying les a donc minimisé et a ainsi entravé l’adoption de mesures législatives adéquates de protection de la santé publique. Le jugement parle d’un «cynisme incroyable motivé par l’appât du gain».
Finalement, le tribunal a condamné la société anonyme Eternit à dédommager la famille de Françoise à hauteur de 250 000 euros, soit 50 000 euros pour chacun des ayant droit.
Suite…
La société Eternit a décidé de faire appel du jugement. On ne connaît pas encore ses arguments. Elle estime en tout cas qu’elle a toujours pris les mesures nécessaires à l’époque sur base de réglementations. “Eternit regrette qu’en dépit des mesures prises, ses activités aient entraîné l’apparition de maladies“, ajoute-t-elle. Elle estime aussi que le montant des dommages accordés par le tribunal est trop élevé , supérieur à ce qui est accordé couramment par les tribunaux ainsi qu’à l’indemnisation du Fonds Amiante (AFA).